CHAPITRE XII
Chroniques mytanes (extraits).
« Commentaires », de Danel.
Quatre-vingt-quinze pour cent des villes mytanes sont des ports maritimes. En conséquence, la base de l'alimentation est le poisson et la seule industrie, si l'on peut s'exprimer ainsi, la construction navale. Pourtant, et ce ne sont pas les moindres contradictions, il n'existe aucune flotte de pêche, aucun marché poissonnier, et aucun Mytan ne peut revendiquer la spécialité de pêcheur. Car, contrairement à l'agriculture, gérée par des braines et pratiquée par des équipes beeses dans une sorte de communauté, la pêche est une affaire individuelle occupant presque essentiellement les hiumes sur de vulgaires barques, quand ce n'est pas de la berge. De la même façon, l'on ne trouve de chantiers navals qu'en deux points d'Ad-Anevraz et un d'Island (Saraz n'en possède aucun). Et, si les illes fabriquent d'excellents multicoques, sûrs et rapides, la plupart des bateaux conçus pour les evres sont d'énormes rafiots aussi lents que grossiers… alors que quelques exceptions, et de taille, sont là pour démontrer qu'ils savent pertinemment réaliser de bons voiliers…
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Siha Asiha Saïh ne se sentait nul devoir envers Ryline ni aucun none. Elle avait donc refusé de participer aux recherches et, d'après Lodh, avait dû quitter le dortoir dès qu'ils étaient partis.
— Elle va rendre compte, avait ricané Audham.
— Je ne crois pas.
Lodh ne semblait pas mieux informé qu'elle, il émettait une opinion.
— J'espère qu'il n'y en a pas trop comme elle en Island.
— Heureusement, non.
C'était la seule opinion qu'il avait émise sur Siha et sur son travail, pour autant que la réflexion inclût sa mission.
Lodh était avec Min' quelque part sur les quais nord. Il tenait lieu d'arrière-garde à Iyoti, qui s'était chargée d'interroger tous les hiumes qu'ils rencontreraient. Fyrh et Audh avait opté pour une attitude presque identique, dans la mesure où Fyrh jouait le rôle d'Iyoti et où, trente mètres en retrait, Audh le « protégeait » avec Tag'. Ils avaient commencé par la chambre de Norah mais, comme prévu, le warsh ne s'y trouvait pas. Et Tag', au flair typiquement félin, avait perdu sa trace après deux rues.
— L'odorat des ksins est largement supérieur au nôtre, avait rétorqué Fyrh à une remarque amère d'Audham, mais ce n'est pas ce qu'ils ont de plus développé.
Pourtant, tandis qu'ils suivaient les renseignements glanés çà et là sur les quais, Tag' retrouva l'odeur de Norah puis la reperdit, plusieurs fois, comme s'il ne mouvait finalement que confirmer les informations de leurs indicateurs. Au bout d'une heure, Audh prit conscience que Norah les baladait. Elle nota même que quelques warshs (ils en croisaient beaucoup) n'avaient pour activité que celle d'être là, sur leur passage, et de jauger leur progression.
— Diter est derrière Norah, annonça-t-elle en se rapprochant de Fyrh.
Fyrh ne prit pas la peine de répondre, sinon d'un haussement d'épaules. Audh insista :
— Je veux dire que nous allons trouver Ryline assez facilement, parce que Diter a conçu un piège fiable.
Cette fois, Fyrh leva les yeux au ciel.
— Évidemment, soupira-t-il.
— Pour l'instant, il nous fait tourner en rond afin de se donner le temps de perdre Lodh. Dès que ce sera fait, nous aurons un indice gros comme la Colline…
— Bon sang, je sais tout ça !
Audh faillit répliquer : « Cela prouve que tu es moins con que tu n'en as l'air », mais elle préféra :
— Parce qu'il sait comment se débarrasser d'un ksin, tu comprends ?
— N'importe quel warsh sait venir à bout d'un ksin, il lui suffit d'être une dizaine. (Fyrh rit à son bon mot.) À condition que le ksin accepte le combat, parce que ça court vite, un ksin ! (Son visage se ferma d'un coup.) Désolé, Audh, mais je n'ai accepté de t'accompagner que pour, ordonner à Tag' de décamper si ça s'annonce mal. (La mimique d'Audh lui retourna qu'elle en avait conscience depuis longtemps.) Alors nous trouvons Ryline, et ensuite nous avisons… (Il pointa le pouce derrière lui.) Avec ton copain, au besoin.
Haÿn a-khan ne les quittait pas d'un œil. Il les filait depuis l'échoppe de Tadsin-beese et ne les lâcherait pas, à moins que Diter eût prévu de l'éliminer. La protection d'Haÿn était à son image, d'une discrétion relative, et Audh se disait qu'il était probablement davantage une gêne que Lodh pour Norah. L'idéal pour celui-ci eût été de le semer.
— Nous allons nous asseoir là et attendre, décida-t-elle. Tout le port sait que nous cherchons Norah, il finira par nous envoyer quelqu'un pour nous guider.
Fyrh ne maugréa pas longtemps. D'Audham, il avait appris au moins une chose : l'entêtement.
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Ils attendirent jusqu'au crépuscule sans échanger la moindre parole puis, lorsqu'à bout de patience, Audh se leva, un petit braine rachitique les aborda. Il devait les épier depuis des heures.
— Je peux t'aider, Audh-ille, annonça-t-il, un sourire torve sous le nez. Je sais où sont ceux que tu cherches.
— C'est Norah qui t'envoie ?
— D'une certaine façon, oui, mais pas pour t'aider. (Le braine lâcha deux hoquets qui se voulaient amusés.) Norah a-khan souhaitait juste que je t'indique où trouver Ryline. Je me propose de te guider à travers ses troupes jusqu'à la none.
— Pour mieux me piéger. J'accepte.
Le braine en resta suffoqué.
— Euh… bien, bien… A… allons-y, alors. (Il se reprit :) Mais tu devrais me faire confiance.
— Mais je te fais confiance ! Ou je fais semblant. Cela ne change rien à ta mission, ni à ma sécurité. Je veux simplement t'éviter de débiter tes mensonges.
Fyrh riait sous cape : en matière d'inattendu, Audh était inégalable.
— Je pourrais me vexer, insistait le braine.
— Mais tu ne le feras pas, parce que tu comprends parfaitement que nous sommes contraints, l'un et l'autre, à jouer cette scène jusqu'au bout. C'est cela qui importe. Le reste, la confiance, les mensonges, le piège, la riposte, ce ne sont que des futilités sans rapport avec notre destin. Tu es fait pour me guider, je suis là pour te suivre… Agissons !
Deux fois, le braine démarra puis s'immobilisa, pour se retourner et vérifier dans les yeux d'Audham l'enseignement primordial de leur dialogue : les illes sont fous. La troisième fois fut la bonne, il se mit en route pour ne plus s'arrêter.
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Ils retraversèrent la moitié du port et empruntèrent une barge, qui leur fit couper la quasi totalité de l'autre moitié (et perdre définitivement Haÿn), pour aborder sur un quai de radoub à l'extrémité nord de Tann-Tori. Juste avant de quitter l'embarcation, Fyrh glissa un mot en interlangue à Audham :
— Min' et Lodh sont à quelques centaines de mètres, Tag' leur sert de mire.
Le bassin de radoub ressemblait davantage à un cimetière qu'à un atelier de remise en état. Des centaines de carcasses de bateaux de toutes tailles gisaient sur le flanc ou attendaient sur des étais branlants une hypothétique réparation, la plupart des coques étaient pourries jusqu'au cœur du bois, les carènes étaient percées, rongées ou déchiquetées, les ponts se gangrenaient doucement de leur dernière putréfaction, des éclats de mâts voisinaient avec des morceaux de gouvernails. Au mieux, une centaine de beeses et le double d'hiumes travaillaient à l'emporte-pièce sur une dizaine de bateaux afin de les remettre à flot une fois de plus, peut-être la dernière avant qu'ils ne rejoignissent le musée d'épaves qui s'étendait, s'étendait, sur des centaines d'hectares. Cela donna l'occasion à Audham de voir ses premiers rats mytans, par paquets de mille, à peine plus gros, à peine moins ragoûtants que tous les rats de l'univers, simplement mieux organisés parce que moins honnis qu'ailleurs.
— Les rats n'ont pas muté ?
— Pas beaucoup.
— Les maladies, la peste…
— Au début ou de façon chronique, mais nous mutons plus vite et les castes s'immunisent. Mytale n'autorise pas beaucoup de maladies, à part quelques épidémies qui déciment cycliquement les plus faibles, et nous les vainquons sans rien faire, ou si peu.
Les plus faibles, comme toujours, étaient les hiumes, Audh n'avait pas besoin que Fyrh le précisât. Pour la première fois, elle accorda un avantage à la démence mutagène de cette foutue planète.
Le braine les fit slalomer un moment entre les cadavres marins, puis il les enfonça dans un dédale d'entrepôts et de hangars de petite taille où, à l'odeur, devaient moisir toutes sortes de choses.
— À partir d'ici, soyez prudents, ne parlez pas et restez près de moi, annonça-t-il d'un timbre qui se voulait inquiet. Norah a planqué quarante sy.
— Et tu vas nous planter au beau milieu !
— C'est le seul moyen de s'approcher de la none. Les sy ne sont là que pour vous voir et vous laisser passer. Ils ne vous verront pas, le piège ne se refermera pas. À vous de vous dépêtrer de Norah a-khan et de revenir sans vous faire prendre. C'est honnête, non ?
— En tout cas, c'est bien présenté. (Audh se moquait vraiment que le braine fût fiable ou pas.) Allons-y.
— Min' est très près, souffla Fyrh. Lodh peut nous rejoindre en dix minutes.
Tag' percevait Min', et sa nervosité croissante indiquait qu'il sentait aussi les warshs annoncés. Les oreilles couchées sur le crâne, il progressait furtivement, la tête basse dodelinant de gauche à droite, la queue balayant le pavé, le poil à demi hérissé.
Après deux minutes durant lesquelles le braine les fit presque courir au ras des murs, d'un angle à un autre, ils se glissèrent dans un hangar plus vaste que les autres, encombré de barriques qui puaient la pire des vinasses, et le traversèrent jusqu'à une ouverture donnant sur une cour mal pavée. Le braine refusa de franchir la brèche dans le mur.
— Je vous attendrai là, si vous le souhaitez, dit-il, mais je ne vais pas plus loin. Norah et la none sont dans le bâtiment en face. Les deux entrées sont gardées à l'intérieur par neuf sy, mais il y a un passage sur votre droite qui mène à une fenêtre juste sous le toit ; il vous suffit d'escalader le mur sud de la cour pour rejoindre la passerelle. La none est à l'étage, dans un réduit au fond du couloir qui sera sur votre gauche. Elle est peut-être surveillée, et peut-être par Norah en personne. Si vous êtes silencieux, vous pourrez revenir par le même chemin.
Fyrh et Audh se regardèrent, les yeux plissés, le visage surtendu.
— Il faut attendre Lodh, lâcha Audham. Et peut-être demander à quelques nones de nous rejoindre. Norah ne bougera pas, et il fait suffisamment nuit pour…
— Non.
— Cela prendra deux heures au plus. Les nones peuvent venir comme nous l'avons fait.
— Oui, mais pas Lodh. (Fyrh n'aimait pas être bousculé mais, contraint, il détestait perdre du temps.) Min' et Lodh ont peut-être déjà été repérés par les plantons de Norah, l'alerte va être donnée. D'une part, cela va nous priver de l'effet de surprise, d'autre part, Lodh sera en mauvaise posture. Il faut aller chercher Ryline tout de suite et faire assez de tapage en partant pour attirer l'attention des warshs loin de Lodh.
— C'est ce qu'a fomenté Diter pour Norah. Le piège est ici, Fyrh, pas dans les rues avoisinantes. Ce fumier (elle désignait le braine) est probablement le seul élément extérieur à l'entrepôt.
— Nous l'emmenons.
Fyrh attrapa le braine par le col et le poussa devant lui, dans la cour.
— Un mot, un bruit, et je te tue.
Tag' était déjà au pied du mur d'enceinte. Audh suivit.
« Un autre ille ! » pensait le braine, terrorisé.
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Tout se passa trop vite pour que ce ne fût pas irrémédiable. Ils escaladèrent le mur, ils franchirent la passerelle et pénétrèrent dans le hangar par la fenêtre sans vitre. Le couloir était là, mal éclairé par deux torches, et aucun warsh pour les accueillir, aucun bruit pour les dénoncer. Ils se consultèrent d'un regard puis d'une moue, et Audh s'avança dans le corridor, une main ouverte indiquant à Fyrh d'attendre, avec le braine et Tag', qu'elle eût vérifié qu'ils pouvaient se risquer derrière elle. Elle alla, pas à pas, jusqu'à la porte indiquée par leur guide ; des deux côtés s'ouvrait un autre couloir, vide.
Tag' sentait Min' toute proche, à moins de cent mètres. Fyrh la percevait à travers lui. Il aurait dû s'en rassurer ; ses craintes redoublèrent.
Audh se faufila jusqu'à une extrémité du second corridor, qui aboutissait à un escalier descendant vers l'entrepôt lui-même. Elle ne vit personne, comme à l'autre extrémité qui s'achevait de la même manière, mais elle entendit des murmures. Elle aperçut en outre un troisième escalier qui grimpait de l'autre côté du hangar et devait desservir la ou les pièces que cachait la porte derrière laquelle elle était sensée trouver Ryline. Elle y revint et s'accorda quelques secondes de réflexion.
Le corridor était assez large, mais le battant était étroit. Les murs dissimulaient des pièces dont les issues ne se trouvaient pas dans ce couloir, probablement des silos dotés de trappes. La porte s'ouvrait donc certainement sur un autre couloir et, si Ryline était là, ce devait être dans une des pièces donnant sur celui-ci. Le braine avait menti sur ce point, ou il n'avait jamais vu cette partie du hangar ; toutes ses autres informations étant invérifiables ou vérifiées, le piège était derrière cette porte, avec Norah. Norah la voulait vivante, l'embuscade était donc réservée au ksin, et Fyrh retiendrait Tag'. Elle eut envie d'abandonner. Elle ouvrit la porte d'un coup.
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Fyrh se faisait une bonne idée de ce que pensait Audham. Elle se sacrifiait pour la none parce qu'elle avait la certitude qu'Island, voire Lodh et lui, ne la laisseraient pas tomber. C'était un bon calcul, et c'était courageux.
Il la vit enfoncer le battant et se retrouver coincée dans les bras d'un Norah tonitruant. Il aperçut aussi Ryline, étendue par terre, se secouant pour retrouver ses esprits ; le warsh avait dû la frapper afin de la maintenir silencieuse. Au cri de Norah répondirent deux dizaines de voix warshes qui montaient du rez-de-chaussée, comme leurs propriétaires grimpaient, des deux côtés, les escaliers que l'ille ne voyait pas.
Tag' estimait Min' à cinquante mètres, mais il la situait avec Lodh, entouré de sy à l'entrée de l'entrepôt. D'autres clameurs s'élevaient plus loin. C'était fichu. Fyrh cassa le cou du braine, comme une brindille, et se résolut à ordonner la fuite au ksin.
— On s'en va, Tag'. Vite.
Le ksin lui retourna une émotion de colère navrée et bondit vers l'avant, vers le warsh et Audham.
— Tag' !?
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L'ille-d'ailleurs était en danger. Tag' avait été trop loin pour réagir instantanément et Fyrh était là. Une seconde, le warsh écrasait l'ille-d'ailleurs sur sa carapace. Deux secondes, Fyrh regardait Lodh à travers les yeux de Tag' et de Min', et les sy qui surgissaient de partout, et il écoutait les clameurs alentour. Deux secondes et demie, la none essayait de se relever, le warsh appuyait ses doigts énormes sur la carotide de l'ille-d'ailleurs. Trois secondes, Min' s'était aplatie sur ses pattes, prête au combat, Lodh tirait sa dague, une arme apparaissait dans la main tremblante de la none, le warsh serrait trop fort le cou de l'ille-d'ailleurs, trop fort sa poitrine, Fyrh choisissait la fuite. Tag' s'excusa de tant de fureur et libéra ses quatre membres d'une seule détente.
Deux foulées, le milieu du couloir, et le warsh propulse l'ille d'ailleurs devant lui, abattant son bras droit sur quelque chose, un levier. Tag' plante ses pattes antérieures dans le plancher, se ramasse à la limite du déséquilibre et pousse sur ses pattes postérieures, de toute sa puissance, pour bondir au-dessus de l'ille-d'ailleurs sur le warsh.
Seulement il n'y a pas de réaction sous ses pattes, plus de plancher pour s'y appuyer… Un dixième de seconde, il s'accroche de ses griffes avant, en entame le bois sur deux centimètres de profondeur, mais l'essentiel de son poids l'entraîne vers le bas et ses griffes sautent. Cinq ou six mètres de chute, le temps d'entendre Fyrh hurler son nom, le temps d'apercevoir Min' et Lodh à travers le portail béant, et les warshs dehors, et les warshs dedans qui se bousculent dans l'escalier, le temps de voir la mort, en bas, et ses épieux acérés sur lesquels son corps s'enfonce, en six endroits.
Le hurlement de Fyrh dans son crâne, une terreur à glacer tous les ksins de Mytale… Sur la gauche du corridor, le silo s'ouvre et déverse sa tonne de roches sur lui, pour que toutes ses entrailles glissent le long des piques jusqu'à s'incorporer à la poussière de l'entrepôt.
Cela va se finir, Tag' le sait. Il a abandonné Fyrh pour l'ille-d'ailleurs, il l'abandonne à jamais au néant. Une dernière émotion en forme de « Pardon, elle en valait la peine ».
Et mourir.
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Fyrh n'en crut pas ses yeux : Tag' le lâchait pour Audh… dont Norah se débarrassait pour… La trappe s'ouvrait et Tag' tombait… Le piège : des piques ! Il commença à hurler avant que le silo vomisse ses gravats. Il hurlait encore quand Tag', pour la première et dernière fois, se retira de sa conscience.
Fyrh tomba à genoux, écrasé d'un silence insoutenable.
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Quand Fyrh s'effondra, Audh se dit « Tag' est mort », et ses muscles se révoltèrent. Elle se redressa en boulant sur le côté pour découvrir Ryline, entre les jambes de Norah, à genoux, la tête entre les bras, les mains serrées sur la dardelle. Norah gargouilla un cri de douleur et se retourna. Il avait un dard sous l'œil et sa gorge se répandait en une cascade de sang. Il se jeta dans le corridor transversal et percuta les warshs qui montaient à sa rescousse. Audh s'était lancée les pieds en avant dans son dos.
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Lodh avait su en même temps que tous les illes, que tous les ksins, que Tag' mourait. Le désespoir de Fyrh avait été relayé sur tout Mytale par l'agonie de son ksin. Sa haine explosa en même temps que celle de Min', un instant infinitésimal avant qu'elle ne leur ouvrît une brèche de membres déchiquetés dans le rempart de warshs qui obstruait l'entrée du hangar.
Il vit Audh se propulser comme une démente contre une vingtaine de sy dans l'escalier et les entraîner dans une chute titanesque. Il vit le crâne de Tag' sous les gravats, les yeux révulsés, la langue à moitié déchirée suintant le vermillon d'une vie irrémédiablement passée. Il vit Ryline surgir en haut des marches et la dardelle planter trait sur trait dans les gorges, dans les yeux, dans les gueules même, quand elles s'ouvraient pour hurler. Il vit les crocs de Min', les griffes de Min', et les plaies monstrueuses qu'elle gravait dans la chitine sans se soucier de les rendre mortelles. Il vit la débandade et se retrouva au beau milieu, bousculé, balancé, piétiné, incapable de s'en protéger. Il perdit connaissance.
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Il y avait onze cadavres dans l'entrepôt et sept dehors. Quatre d'entre eux avaient une aiguille d'acier dans le cerveau, cinq centimètres d'une mort que Ryline avait distillée avec amour. Norah a-khan n'était pas parmi eux. Ce fut la première chose qu'Audh apprit à Lodh quand il reprit conscience. Lodh la regarda comme une étrangère et, cette fois, elle refusa de lui en vouloir : elle était une étrangère. Tag' était mort pour elle et Fyrh ne pouvait plus vivre. Lodh Ilodi Lodj jeta un coup d'œil à la dépouille de Tag', devant laquelle était assise Min', incrédule, et monta vers ce qu'il restait de son ami.
Ryline aussi la dépassa sans lui prêter attention. Ryline la none s'agenouilla devant Tag' et lui baisa le front. Puis elle entreprit de déblayer les rochers qui recouvraient le ksin.
— Aide-moi, enjoignit-elle. Il faut le dégager et le nettoyer avant que Fyrh descende.
« Ou je suis insensible, ou je vais craquer dans un moment ! » se dit Audh. Mais elle aida Ryline, en s'astreignant à ne pas trouver cela ridicule. Plus tard, quand Lodh revint avec Fyrh, elle se félicita de la compassion de Ryline et du temps qu'elles avaient eu pour préparer Tag'.
Fyrh n'était même pas l'ombre d'un zombie, il avait maigri d'un quintal, il avait rapetissé de dix kilomètres, il avait vieilli de cent mille ans, il était sorti de l'enfer pour se consumer dans quelque chose de pire et ce qui lui restait à brûler tenait sur une tête d'épingle. Fyrh Afira Fahr suait le néant de tous ses pores. N'importe qui d'humain l'eût achevé pour se soulager d'une pitié tellement intolérable qu'elle refusait d'exprimer ne fût-ce qu'une larme. Audham chercha ses yeux pour lui pleurer sa honte, mais ce qu'il avait sous le front ne pouvait plus être regardé.
Lodh le conduisit jusqu'à Tag', et ses jambes se plièrent pour que ses mains lui caressent la tête, mais lui ne fit rien. Il n'existait pas.
Ce fut là, quand chacun de ses neurones toucha la détresse de Fyrh d'une synapse ou d'une autre, qu'Audh comprit le crime qui venait d'être commis contre Fyrh-ille. « J'aurai vu la pire des exactions ! enragea-t-elle. Priver un symbiote de son commensal. Bon sang ! Pourquoi puis-je comprendre ça ? »
Ce jour-là, elle ne craqua pas.